les combats du Chaberton et le site de Poet Morand
Posté à 3130 mètres d'altitude, le fort du Chaberton. Ses huit canons de 149 mm pouvaient tirer à 17 kilomètres de tous les côtés et atteindre une grande partie du briançonnais.
Par GDI(2S) Hervé Bizeul, Patrick Lemaitre, Nicolas Izquierdo
Pour vous rendre au Chaberton remonter le vallon du Rio Secco jusqu'à la cote 2250 puis se diriger vers le col du Chaberton. 1310 mètres de dénivelée
Jusqu'en 1916, le fort du Chaberton était considéré comme inexpugnable, aucun tir ne pouvant l'atteindre.
La fabrication de mortiers de gros calibre durant la première guerre mondiale change la donne.
En 1933, le commandement français décide de positionner préventivement à Briançon quatre mortiers Schneider
de 280 mm.
A l'automne 1939, ils sont installés dans les alpages puis durant l'hiver sont ramenés à Briançon et démontés.
Au printemps 1940, les quatre mortiers sont de nouveau opérationnels[1].
Ils sont positionnés en deux endroits au sud de l'infernet à l'abri des vues sur ce que l'on appelle en jargon militaire la « contre-pente ».
Deux mortiers sont placés au lieu dit de l'Eyrette et deux autres quelques centaines de mètres plus bas à Poët Morand.
mortier de 280mm
La position de Poêt Morand était dotée de deux mortiers de 280 SCHNEIDER sur plateforme modèle 1905.
Par ailleurs, la section 4 pièces de 155 mm C St Chamond de la 1e Batterie du 154e RAP (Ltn DUPONT) était installée au même endroit.
La position de tir était bien aménagée et dotée d'abris, de soutes à munitions dispersées à flanc de montagne et d'une liaison téléphonique vers le PC de batterie situé sous la Cochette.
La position d'artillerie du Poêt Morand était occupée par l'une des sections de la 6e Bie du 154e RAP placée sous les ordres du lieutenant FOULETIER. La batterie qui comportait également une autre section basée un peu au dessus à l'Eyrette (Ltn Rigaud). Elle était commandée par le Ltn Miguet.
Mortier SCHNEIDER Creusot de 280 mm mle 1914
L'une des pièces ayant tiré sur le Fort du Chaberton Auteur : Inconnu Photo n° 33332 - wikislides - © wikimaginot.eu
Témoignage du Ltn Miguet commandant la batterie de mortiers Schneider[1]
« C'est le 21 juin 1940 que de mon observatoire situé sur les pentes de l'Infernet, je constate l'entrée en action du Chaberton. Cette activité m'est d'ailleurs signalée par le Janus qui non seulement voit le départ des coups mais reçoit des projectiles.
Le commandement alerté me demande aussitôt de tirer, malheureusement le Chaberton est dans la brume, d'autre part les quatre mortiers de 280 n'ont pas encore tiré. Ce matériel très précis mais dont on ne connait mal la dérivation ne peut faire que des tirs observés et sans réglage préalable. Le commandement prévenu de ces difficultés me demande de profiter pour tirer, de la première éclaircie. Cette éclaircie a lieu vers 10 heures. J’alerte immédiatement la section de Poët Moran dont les pelotons de pièce n’attendent que le commandement : feu pour tirer. J’éprouve quelques émotions au départ du premier coup. Pour beaucoup de canonniers c’est véritablement le premier, mais j’entends le bruit sourd du départ et 60 secondes après j’observe un superbe éclatement sur les pentes du Chaberton.
Le premier coup est tombé là ou je l’attendais. Désormais il n’y a plus qu’à déplacer les coups et à les amener rapidement au bon endroit. Les 2e et 3e coups se rapprochent de plus en plus des tourelles. Malheureusement la brume revient et je dois attendre 15h30 pour reprendre le tir. Enfin, je vois : il n’y a pas une seconde à perdre. Les deux sections de mortiers, celle de Poët Moran et celle de l’Eyrette entrent en jeu. Les éclatements apparaissent, en petit nombre courts sur le glacis, en grand nombre sur la plateforme supérieure du Chaberton au voisinage des tourelles. Un observatoire latéral avec lequel je suis relié m’indique les coups longs qui pour mon observatoire sont invisibles. D’autre part, le Janus avec qui je reste en liaison, m’indique le résultat de ces observations. Aux chiffres brutaux « à droite tant, site plus bas tant » s’ajoutent des appréciations plus concrètes : « la 5e tourelle est en train d’en prendre un coup ». De mon côté, je peux juger ainsi de mon observatoire les résultats satisfaisants des premiers tirs.
Au milieu des éclatements des 280, on aperçoit toujours la lueur des départs des 149 italiens. Les 280 seraient-il impuissants ? J’améliore les éléments déjà très rapprochés et je multiplie les coups. Alors c’est un véritable duel qui se livre entre les deux matériels, un duel poignant et grandiose. Manifestement le Chaberton n’a pas repéré cet adversaire qui l’inquiète car il tire sur le fort des têtes. Ce duel va devenir de plus en plus acharné.
À 17h30, un éclatement apparaît au niveau de la 6e tourelle et provoque une immense flamme d’une hauteur démesurée qui apparaît malgré la brume et persiste une vingtaine de secondes ; il s’agit sans doute d’une explosion de munitions. Les tourelles redoublent d’activité ; elles tirent à la cadence maxima. Les artilleurs du Chaberton ont-ils l’impression que l’heure de son agonie est proche et veulent-ils profiter au maximum des derniers instants qui leur restent ? Malgré les éclatements de plein fouet des conditions certainement très dures le Chaberton tire toujours. Mais, à 18 h, Un nouveau coup, celui-là brutale et tangible lui est porté. Un projectile vient de tomber sur la 3e tourelle dont les tôles volent en éclats à plusieurs centaines de mètres ; des flammes s’échappent suivies de fumée ; quand celles-ci se sont dissipées on peut constater que la physionomie du Chaberton a changé ; il n’a plus de 3e tourelle. C’est le signal de l’agonie ; dès lors, les tourelles ne tirent plus ou presque. En poursuivant le tir de destruction, j’ai l’impression d’achever un blessé. À 18h05 un coup tombe à proximité de la 2e tourelle. Provoquant vraisemblablement une deuxième explosion de munitions, car une fumée noire bien distincte de celle de l’éclatement apparaît et reste visible pendant 30 secondes. Vers 18h30, un éclatement majestueux, juste au milieu de la partie supérieure du Chaberton forme un immense chapeau qui le coiffe entièrement : étrange auréole qui ressemble un peu à celle des martyrs. À 19 h, un coup tombe entre la 5e et la 6e tourelles laissant apparaître entre elles un amas de terre et de ferrailles.
Quand je reçois, avec les compliments du colonel commandant l’A, S, F, D, pour la 6e batterie, l’ordre de cessez-le-feu, j’essaie de faire le bilan de cet après-midi.
Les deux sections ont tiré, à elles deux, 57 coups. Le tir a duré 3h30. Les pertes de la 6e batterie sont rigoureusement nulles ; il n’en est pas de même en face :
Une tourelle a disparu : la 3e ; une autre a été nettement touchée : la 8e ; une autre, enfin penche lamentablement : la 5e. N’y a-t-il pas d’autres dégâts invisibles de nos observatoires ? C’est ce que j’espère, sans l’avouer, et qui d’ailleurs me sera confirmé par la suite.
Sans la brume opiniâtre qui n’a cessé de se montrer tout l’après-midi, gênant considérablement l’observation, deux heures auraient vraisemblablement suffi non seulement à obtenir les mêmes résultats, mais probablement à mettre hors d’usage l’ensemble des huit tourelles. J’espérais être plus favorisé par le temps les jours suivants estimant qu’une heure de visibilité serait suffisante pour terminer un travail déjà fort avancé. Quelques éclaircies insignifiantes me permettent de tirer 6 coups le 22 juin au matin.
Le 23 juin, quelques observatoires m’ayant rapporté que 2 tourelles tirent encore, j’envoie à l’aveugle 14 coups avec les éléments de réglage de la veille. J’en tire enfin 24 toujours sans observation le 24 juin, les derniers quelques instants avant la cessation des hostilités.
En tout, 101 coups de 280 ont été tirés. Les résultats les plus importants ont été certainement obtenus le premier jour, lors du tir observé de 57 coups. Il est difficile d’apprécier exactement le résultat de l’ensemble des tirs. Je ne crois pas que le chiffre généralement admis de six tourelles hors d’usage soit exagéré.
Ce résultat doit être attribué à la puissance du matériel de 280, à sa précision remarquable, à l’entraînement du personnel qui l’a servi. Les résultats matériels, quoique considérables, sont certainement infimes comparés à l’effet moral qu’ils ont produit : l’agonie du Chaberton, de ce colosse qui semblait invincible, n’a-t-elle pas eu une légère répercussion sur la bataille qui s’est livrée dans le Briançonnais ? C’est ce que l’on serait tenté de penser si l’on en croit les paroles rapportées par les Italiens eux-mêmes : « quand nous avons vu sauter la 3e tourelle nous avons compris que nous ne passerions pas »
[1] Extrait du texte de Max Schiavon dans son ouvrage La bataille des Alpes 1940 édition Pierre de Taillac, Paris, 2021
2 Témoignage du lieutenant Miguet, commandant la 6° batterie du 154 RAP
Notes et références
Roberto Guasco, en italien L’Artigliere dello Chaberton, 2016, parte seconda la guerra 1940-1945,
Roberto Guasco, en italien, La voce del cannone, 2021, Edition Roberto Guasco
Max Schiavon, Une victoire dans la défaite, la destruction du Chaberton Briançon 1940, édition Anovi 2007 ;
Sylvie Bigoni Le Chaberton et les fortifications de la faille de Clavière, nouvelle édition décembre 2009.
Voir également l’excellente vidéo sur le Chaberton « les historateurs ».
La Bataille du Chaberton (1940) : l’exploit hors-norme de l’artillerie française: https://www.youtube.com/watch?v=yFSyowiJ-Zo&t=9s